« Il peut y avoir bien plus dans quelques battements de paupière que dans des longs discours »

Élise Lengrand, élève de 1re année à l’École Polytechnique, effectue un stage de six mois chez ALIS. L’association accueille ainsi deux élèves tous les ans depuis 2004. Élise témoigne ici à la fois des difficultés lors des premières rencontres avec des personnes LIS, de la considération, amitié et admiration pour celles qu’elle a rencontrées au long de ce stage et enfin de la découverte du monde associatif. Son article est paru dans le journal des anciens de l’X La Jaune et La Rouge.

Imaginez-vous complètement immobile. Plus rien ne vous répond : ni bras, ni jambes. Seules vos paupières qui papillonnent et vous raccrochent à l’extérieur. Enfin, pas exactement : vos sens sont intacts, vous voyez tout, entendez tout, comprenez tout ; seulement, vous ne pouvez pas le faire savoir à moins de cligner des yeux face à une personne désireuse de vous comprendre. Vous êtes soumis à l’envie des autres de vous laisser vous exprimer… C’est pour venir en aide à ces personnes enfermées « Locked-In Syndrome » qu’existe ALIS depuis maintenant 20 ans… et c’est dans cette association que j’effectue mon stage de formation humaine, depuis fin septembre 2016. Ce stage a pour but de nous sortir de notre zone de confort pour nous confronter au monde, ou bien, pour utiliser une formulation moins violente, nous faire aller vers le monde, et surtout vers les autres. Alors, quel meilleur choix qu’ALIS ?

PREMIERS PAS DANS L’ASSOCIATION ET… PREMIÈRE GALÈRE

Maintenant, imaginez deux jeunes stagiaires allant pour la première fois rendre visite à une personne atteinte du Locked-In Syndrome.
Je tiens dans mes mains un tableau de lettres, et Alice Andrès, qui partage ce stage avec moi, un cahier pour prendre en note les lettres dictées par notre hôte.

“ Pour leur optimisme et leur force, je les admire autant que Maxwell pour ses équations ”

Le tableau de lettres est un moyen de communication mis au point pour permettre aux personnes LIS de s’exprimer plus rapidement qu’un alphabet classique : les lettres y sont rangées par fréquence d’utilisation, ce qui accélère notablement la construction des phrases.
Pour l’instant, cela n’accélère rien du tout : je n’arrive pas à réciter le tableau correctement, je suis obligée de le regarder, ce qui fait que je ne vois pas les validations de la personne que j’essaie de traduire.
Cette galère dure jusqu’à ce que la phrase soit finie, moment après lequel, soulagée, je me penche sur le cahier de ma camarade pour découvrir le résultat… et c’est un carnage. Une suite de lettres sans aucun sens : nous en avons manqué la moitié, c’est incompréhensible.
Après un instant de flottement, nous prenons notre courage à deux mains et demandons à notre hôte s’il veut bien reprendre sa phrase.

LEÇON DE PATIENCE PAR LES MALADES

Voilà la première leçon que j’ai reçue des personnes atteintes du LIS : la patience. Tous font preuve d’une inépuisable patience, envers leur famille, envers leur état, envers leurs soignants, envers nous enfin.

“ Il peut y avoir bien plus dans quelques battements de paupières que dans des longs discours ”

Toutes ces actions, qui nous paraissent instantanées, anodines, acquises, sont loin d’être immédiates pour elles : allumer la lumière, changer de chaîne, envoyer un e-mail…
Tandis que d’autres qui nous paraissent évidentes et ne nécessitent aucune planification obligent à une organisation minutieuse en amont : rendre visite à sa famille, aller au cinéma, recevoir des amis…

DE LA PRÉPA AU HANDICAP LIS : UN CHANGEMENT RADICAL

Soirée d'ALIS concert pour levée de fonds
Stéphane Vigand (épouse de Philippe Vigand, atteint du LIS), Antoine Banse (2014, ancien stagiaire d’ALIS), Arnaud Prunaret (atteint du LIS depuis 17 ans), moi-même, et Véronique Blandin (déléguée générale d’ALIS). Photographie prise au cours de la Soirée d’ALIS, concert de levée de fonds,
le 29 novembre 2016.

À la suite de cette première visite légèrement chaotique, j’ai remis en question ma légitimité à faire partie de cette association. Fraîchement débarquée de deux ans en classes préparatoires, au cours desquelles j’ai presque plus côtoyé les espaces préhilbertiens et les interféromètres de Michelson que de vraies personnes, au cours desquelles aussi je préparais des concours, dans une démarche légèrement égoïste.
Deux ans à ne penser qu’à moi en somme. Il me fallait réapprendre à donner de ma personne, de mon temps et de mon énergie pour les autres, et c’est pourquoi j’avais postulé pour ce stage chez ALIS.

UNE ÉCOLE D’HUMILITÉ, DE COURAGE ET DE FOUS RIRES

J’ai appris aussi l’humilité : leur courage incroyable et leur détermination forcent réellement l’admiration. Ils font mentir le sens commun, celui qui aurait tendance à dire que handicap est synonyme de dépression ; et ici, nous parlons d’un handicap très lourd.

Or, au cours de ce stage, j’ai connu bien des fous rires avec les personnes auxquelles nous rendions visite, et ai connu plus de joie et de légèreté avec eux qu’avec certaines personnes valides de mon entourage.
Bien sûr, nous ne voyions pas tout l’envers du décor : les soins, la quasi-absence d’autonomie, les longues heures passées dans sa chambre, la frustration de ne pas toujours être écouté.
Pour leur optimisme et leur force, je les admire autant que Maxwell pour ses équations. Puisque je parlais d’humilité, j’ai aussi appris à mes dépens que réussir le concours d’entrée à Polytechnique ne veut pas dire que l’on sait écrire une phrase sous la dictée sans faire de fautes.

COMMUNIQUER, ÊTRE PROCHE AU-DELÀ DES MOTS

Petit à petit, nous nous sommes habituées à ce mode de communication…

Campagne de levée de fonds pour ALIS
Alice Andrès (2016, stagiaire d’ALIS à mes côtés) et moi-même, au cours d’une campagne de levée de fonds, le 10 décembre 2016.

Maintenant, je connais le tableau sur le bout des doigts et le récite (presque) sans y penser, tandis qu’Alice note (presque) toutes les lettres, et nous savons discerner des phrases dans une soupe de lettres non séparée en mots.

En plus de la pratique de l’alphabet, nous avons appris à connaître chacune de ces personnes. Si on m’avait dit il y a quelques mois que je pourrais me sentir complice d’une personne sans qu’elle n’ait prononcé un seul mot, j’aurais probablement haussé les sourcils en me demandant comment cela pourrait bien être possible.
Et pourtant, ça l’est. Il peut y avoir bien plus dans quelques battements de paupières que dans des longs discours.

DÉCOUVERTE DU MONDE ASSOCIATIF

En parallèle des visites, j’ai découvert le monde associatif, qui m’était jusqu’alors inconnu. Là encore, j’ai pu prendre pleinement conscience des heures de travail qu’il faut pour organiser le moindre événement : il faut des semaines pour organiser un concert de levée de fonds, des mois pour planifier un congrès annuel.
J’ai dû plus d’une fois rassembler tout mon courage pour décrocher mon téléphone, j’ai envoyé des centaines de mails, je me suis rongé les sangs lorsque je ne recevais pas de réponse sur des sujets urgents…
Je ne suis pas aussi patiente que les personnes LIS pour lesquelles nous faisons tout ça.

UNE EXPÉRIENCE INOUBLIABLE

Après six mois intenses, mon stage chez ALIS a touché à sa fin. Je ne pense pas être exactement la même qu’avant mon arrivée : ma perception du monde s’est enrichie, a gagné en profondeur, en maturité. Ce stage a été une chance extraordinaire, tout comme mon admission à l’École polytechnique, ainsi qu’une expérience inoubliable.
Et si ma période d’investissement total auprès d’ALIS s’est achevée, je ne l’ai pas quittée complètement pour autant ; je garde en moi ces souvenirs précieux… ainsi que la promesse de revenir.

« L’occasion de merveilleuses rencontres »

Je ne connaissais alors du locked-in syndrome que Le Scaphandre et le Papillon, autant dire une bien faible image de ce que...